Une fois que j'eus rattaché la corde de manière à ce que nous puissions la détacher, je testai la souplesse de mon arc. Voilà une semaine que je ne m'en étais pas servi -j'avais ramené un cerf de cinquante kilos à la maison et malgré plusieurs échanges de viande contre d'autres produits, nous ne l'avions pas fini- et j'avais peur qu'il n'ait perdu de son élasticité. Mais il n'en était rien, et je fis mine de tirer sur divers objets de la chambre de ma cousine pour rectifier sans cesse ma position. Il fallait qu'elle soit parfaite pour les Jeux -j'espérais de tout coeur que je pourrais trouver ou fabriquer un arc dans l'Arène, c'était ma meilleure chance de survie.

J'étais en train de viser l'un des cadres qui se trouvaient sur la commode lorsqu'Emily rentra dans la pièce. Je remarquai ses yeux rougis : elle avait sans doute pleuré pendant une demi-heure. Mais je ne fis pas de commentaires ; je ne voulais pas la vexer ni faire revenir ses larmes. Je notais que les racines de ses cheveux étaient humides, et supposai qu'elle était passée par la salle de bains pour se passer le visage à l'eau froide.

Je posai mon arc sur le lit -nous ne partirions que dans une dizaine de minutes- et m'assis en faisant signe à ma brune cousine de m'imiter. Puis je pris la parole :

- Nous allons passer récupérer les flèches, ainsi que ton arc, dans la clairière où tu les as cachés. Ensuite, on ira se trouver un arbre, un chêne de préférence, pour passer la nuit.

Je remarquai son air effrayé lorsque je mentionnai l'arc. Elle pensait que nous serions peut-être en danger et que c'était pour ça que je prenais mon arme. je la rassurai sur ce point :

- Il n'y a pas de danger, pas de danger humain du moins. Et dans les arbres, nous ne serons pas attaquées par un sanglier ou un regard. C'est juste au cas où on tomberait sur un geai moqueur, pour le tuer et éviter qu'il ne nous fasse repérer.

J'entendis distinctement son soupir de soulagement. Voilà qui était fait. A moi de me débrouiller pour que nous ne tombions pas sur une mère sanglier accompagnée de sa troupe de marcassins ou sur un renard particulièrement belliqueux. Mais je faisais confiance à la chance qui m'avait suivie jusqu'ici pour éviter toute rencontre nocturne, si ce n'est un hibou ou un écureuil.

Je fus un tantinet rassurée lorsqu'Emily acquiesça sans plus manifester l'inquiétude qui se lisait dans ses yeux quelques minutes auparavant. Mais elle semblait toujours tendue, je sentais la tension dans ses épaules et dans sa nuque. Je lui jetai donc un regard par en dessous, auquel elle me répondit en tentant de me rassurer :

- T’en fais pas. Je... j’ai gardé trop de choses pour moi depuis un moment et... fallait vraiment que ça sorte sinon j’aurais explosé. Mais ça va mieux et je suis prête et plus déterminée que jamais !

Sa fougue faisait plaisir à voir, et je m'autorisai un sourire, en essayant tant bien que mal de cacher ma satisfaction. J'étais contente qu'elle ne s'effondre pas à un mois et quelques de la Moisson qui nous rapprocherai jusqu'à l'Arène.

Je pris son poignet pour m'informer de l'heure, et notai que les dix heures et demie étaient passées depuis trois minutes très exactement. Parfait. Sans un bruit, je me levai et sortit la tête par l'ouverture de la porte. Les ronflements de mon oncle me parvinrent, et je fus rassurée. Ca voulait dire que Katniss dormait aussi, sinon elle serait en train d'essayer de les faire cesser. William ne nous poserait pas de problème, je savais que mon petit cousin était capable de dormir n'importe quand, n'importe où.

Je rentrai dans la chambre et fis signe à ma cousine que nous pouvions y aller. Je passai la première, en lui montrant comment se positionner pour laisser glisser la corde sans prendre le risque inutile de faire une chute. Puis je descendis le long de notre «escalier» de fortune. Une fois en bas, je scrutai le jardin et cessai de respirer durant sept secondes. Mon père m'avait enseigné que c'est le temps qu'il fallait pour s'assurer qu'une zone était sûre ou au contraire présentait un quelconque danger. Sept secondes, pas une de plus, ç'aurait été une perte de temps, pas une de moins, ç'aurait été imprudent.

J'imitai le bruit doux et feutré du hibou pour signifier à Emily qu'elle pouvait venir. Elle descendit en silence, bien que je voyais ses mains trembler légèrement sur la corde. Bon, penser à la faire descendre des falaises en rappel si jamais nous en réchappions toutes les deux. Je l'accueillis en bas, et tirai d'un coup sec sur la corde pour la décrocher du lit, puis la fis descendre avec un maximum de précautions. Elle tomba dans un bruit sec quoique feutré, et je me figeai, tous mes sens en alerte. Rien ne bougeait, aussi décidai-je de lever le camp sans plus attendre.

Je lovai la corde, la rangeai dans mon sac et fit passer mon arc dans ma main gauche. Autant prendre toutes les précautions possibles, même si je le fis sans rien laisser passer comme émotions sur mon visage afin de ne pas alerter ma cousine. Je lui fis un signe : il était temps d'y aller.

Je laissai passer Emily. Pas par politesse, mais pour qu'elle ne s'appuie pas sur moi. Je veux dire, pour qu'elle apprenne d'elle-même à se déplacer la nuit dans une forêt. Forêt qu'elle connaissait, certes, mais qui restait très différente de celle qu'elle parcourait en plein jour, lorsqu'elle voyait tout. Il fallait qu'elle apprenne à faire confiance à son ouïe et à son odorat, et pas uniquement à sa vue, le sens sur lequel elle s'appuyait presque exclusivement.

J'avais mis du temps à équilibrer ma perception du monde entre ma vue, mon ouïe et mon odorat. Une vingtaine de mois, pour acquérir une technique parfaite. L'ouïe devenait même parfois mon sens primaire, et je pouvais parcourir la forêt sans ouvrir les yeux, me fiant seulement au bruit que produisait le vent dans les racines, autour des troncs et dans les branches.

Je fus rassurée lorsqu'Emily s'avança sans crainte apparente entre les troncs. Quelques mètres plus loin, cependant, elle marqua une pause, et observa la forêt autour d'elle. Elle s'appuyait trop sur sa vue, essayant de replacer les formes sombres des troncs sur un paysage éclairé par la lumière du soleil. Je m'approchai d'elle et murmurai :

- Il ne faut pas que tu essayes de retrouver la forêt que tu connais, celle que tu vois en plein jour. La nuit est différente. Tu sens que les bruits sont plus intenses : essaye de t'appuyer à parts égales sur ta vue et ton ouïe.

Puis je me reculai et la laissai avancer. Je voyais qu'elle faisait des efforts, puisqu'elle ne tournait plus la tête en tous sens pour tenter de percer l'obscurité des arbres. Néanmoins, je savais à quel point cette tâche était difficile pour qui n'avait jamais passé une nuit en forêt. Et elle se débrouillait plutôt bien !

Nous atteignîmes sans trop de difficultés la clairière où nous nous étions entraînées le matin même. La paix de la nuit et la pâle lumière de la lune l'enveloppaient d'une atmosphère irréelle, presque magique. La rosée qui s'était déposée sur les brins d'herbe parait le sol d'une multitude de diamants étincelants sous le ciel étoilé, exact reflet de celui-ci couché entre les arbres. La magie de la nuit m'émouvait chaque fois davantage, et je remerciai une fois de plus mon père de m'avoir obligée à passer ma première nuit seule dans les bois.

Je récupérai les flèches, que je divisais en deux paquets : sept pour Emily, six pour moi. Je lui tendis le carquois et son arc, puis glissai mes flèches dans mon sac. J'avais cousu une poche extérieure qui formait un carquois discret entre les épaules, et il était parfait pour y glisser mes munitions.

- Ca va, Emily ?

Je l'observai attentivement. Elle semblait plus calme que lorsque nous avions quitté sa maison, pourtant je savais combien les apparences pouvaient être trompeuses, et elle savait très bien dissimuler ses émotions lorsqu'elle en avait envie.

Je fus heureuse de voir qu'elle se sentait bien, et souris en retour lorsqu'elle me répondit d'un ton enjoué. Je m'inquiétais pour elle, c'est vrai. Mais elle n'avait que quatorze ans, et j'en avais deux de plus qu'elle. Bien sûr, à cette échelle, c'était très peu, mais j'avais l'expérience de la forêt nocturne qui lui manquait encore.

- Ca va très bien; En fait... je me sens étrangement bien.

Je comprenais. L'expérience était tout simplement merveilleuse. Ne pas seulement voir la forêt, la capter de son regard, mais aussi l'entendre, la décrypter à l'ouïe et, plus impressionnant encore, la sentir à pleins poumons. Je savais à quel point cette expérience pouvait être grisante ; moi-même, j'adorais ça. Un peu comme j'étais accro au chocolat ou aux myrtilles, j'étais accro aux bruits de la forêt et à l'odeur qui montait de la mousse cachée sous les racines des veux arbres.

- Oui, c'est grisant n'est ce pas ? On a vraiment l'impression d'être une part de la forêt.

Elle acquiesça, et je savais qu'elle me comprenait. Elle qui tentait l'expérience pour la première fois, elle devait ressentir encore plus pleinement cette communion, cette osmose avec les bois. Et même si je la ressentais aussi très intensément, je savais pertinemment que rien ne valait la première fois où l'on faisait confiance à son ouïe et à son odorat en délaissant temporairement sa vue. Je me promis de lui faire tenter le coup, quand nous serions installées pour la nuit.

- Alors... Qu'est ce qu'on fait ?

Ah, elle était impatiente ! Je la comprenais parfaitement. Moi-même, je brûlais d'explorer la forêt du Douze sous la protection de la lune et de sa cour d'étoiles. Car je ne la connaissais que de jour, pas comme celle du Onze où je pouvais avancer pratiquement les yeux fermés.

- On va partir vers l'est, marcher une petite demi-heure. Et si on arrive à abattre un lièvre ou un groosling, ce sera parfait : ça nous servira de prétexte demain matin, nous pourrons dire que nous nous sommes levées tôt pour chasser. Ca te va ? Ensuite, on se trouvera un vieux chêne et on s'installera pour la nuit.

Je lui souris, même si je doutais qu'elle puisse me voir, dans l'obscurité. Pourtant, mon sourire s'entendait dans ma voix, et je ne doutais pas que ma cousine, extrêmement sensible aux émotions des gens autour d'elle, avait senti que je souriais.

Nous avançâmes lentement mais régulièrement en direction de l'est. Le vent s'était tu, laissant les odeurs stagner dans l'air frais de la nuit. Ce n'était pas plus mal, nous ne révélerions notre présence à aucun des animaux peuplant le bois. Régulièrement, sans alerter Emily, je m'arrêtai et sondait les alentours durant sept secondes, comme mon père m'avait appris à le faire.

Mais rien d'inquiétant ne parvenait jamais à mes oreilles. Les sous-bois étaient aussi calmes qu'un lac sur lequel aucun souffle de vent n'aurait eu l'audace de s'aventurer. Je me détendis, quoique j'étais toujours légèrement sur mes gardes, prête à réagir au quart de tour. D'ailleurs, je ne tardais pas à capter le bruit d'une cavalcade. Je fronçai les sourcils et me figeai.

- Katlyn...

Je fis taire Emily d'un murmure. J'avais évidemment capté ce qu'elle avait entendu. Mais elle n'était pas inquiète. Moi si. Je ne savais pas si il pouvait s'agir de Pacificateurs ou autre. Il fallait donc que j'analyse au plus vite ce bruit, pour en connaître la source. Et surtout, le plus important : savoir si l'animal qui galopait ainsi venait vers nous ou poursuivait un chemin parallèle au nôtre.

C'était un cerf. Et il venait droit sur nous. Oh, ce n'était pas le cerf qui m'inquiétait ! Non, c'était plutôt le loup qui le poursuivait. Ca ne pouvait pas être un renard, les pas étaient trop pesants et le cerf n'arrivait pas à distancer son poursuivant. Je me tournai vers ma cousine sans laisser transparaître ma crainte, et lui annonçai d'une voix égale :

- On grimpe. Passe devant, ajoutai-je en désignant un confortable chêne aux larges branches qui supporteraient sans peine notre poids et nous autoriseraient à monter plus haut.

Ma cousine ne protesta pas ; elle savait que je lui expliquerai tout une fois en haut. Je l'intimai de se presser un peu, et elle escalada les trois premières branches sans problèmes. Je jetai un coup d'oeil en bas, coupai ma respiration et après l'analyse des bruits qui me parvenaient, lui dis de monter plus haut. Nous nous arrêtâmes a une demi-douzaine de mètres du sol. Bien. Ici au moins, nous étions en sécurité.

Une fois que nous fûmes assez bien installées, j'intimai à ma cousine de faire le moins de bruit possible. Je doutais que le loup serait trop concentré sur sa chasse pour s'intéresser à nous, mais peut-être était-il fatigué et préférerait-il deux proies statiques qu'un cerf inépuisable.

Heureusement, les deux animaux, lancés l'un à la poursuite de l'autre, ne firent pas attention à nous et passèrent en trombe sous notre refuge sans faire attention à nous. Je m'autorisai un très discret soupir de soulagement et m'apprêtai à redescendre lorsqu'Emily me demanda :

- Katlyn, c'était bien ce que je pensais ? Un cerf et un loup ?

Sa voix, bien que ne tremblant pas, diffusait une certaine frayeur, qu'elle s'efforçait de cacher. Elle n'avait pas été rassurée d'être aussi près d'un loup, et je la comprenais parfaitement, puisque moi-même je n'en avais pas mené bien large. Je la rassurai sur ce point :

- Oui, et ils sont partis plein ouest. Ils ne nous embêteront plus et auront disparu au matin, ne t'inquiète pas. Nous ne risquons plus rien.

J'entamai ma descente après m'être assurée d'un coup d'oeil qu'Emily saurait faire de même : je n'avais pas envie qu'elle tombe et se casse quelque chose, à un mois à peine de l'entrée dans l'Arène. Doucement, je désescaladai les grosses branches stables qui nous avaient offert un abri sûr, et sautai à terre. Maintenant, il nous fallait trouver un autre arbre pour la nuit. Je ne voulais pas passer le reste de la nuit dans un arbre qui avait accueilli notre fuite.

Nous nous remîmes en marche vers l'est. Nous progressions lentement, mais dans un parfait silence. L'air était frais et légèrement humide. Et rempli de tous les bruissements et murmures qui trahissaient la présence d'être vivants. Malgré cela, j'étais tendue. On ne savait jamais, un loup pouvait nous tomber dessus à chaque instant. Pourtant, quelques dizaines de mètres après l'arbre qui nous avait servi de refuge, je captai le bruit régulier d'un faon en train de téter. Ce bruit doux et feutré me rassura, et je poussai légèrement ma cousine sur le côté pour ne pas déranger la biche.

Nous continuâmes pendant une vingtaine de minutes, le silence seulement troublé par le cri feutré des hiboux. Puis, avisant un énorme chêne qui avait sans doute plusieurs centaines d'années, je le désignai à Emily : il ferait un parfait refuge pour la nuit. Nous nous approchâmes de l'immense arbre et après avoir tiré une flèche dans le tronc, à six mètres du sol, pour effrayer toutes les bestioles qui pouvaient être cachées-là -et surtout savoir si il ne s'y cachait pas de dangers-, je glissai mon arc autour de ma poitrine et commençai à grimper.

Les branches étaient larges, stables, et espacées de manière idéale. A croire que ce chêne avait poussé exprès pour offrir un refuge sûr aux voyageurs de passage. Je continuai de grimper jusqu'à arriver à la hauteur de ma flèche, que je récupérai d'un geste fluide avant de la remettre dans mon carquois improvisé. Puis j'aidai Emily à se hisser sur ma branche et à s'installer.

Le vent s'était tu, et bien que je regrettais la symphonie qu'il produisait en chantant dans les feuilles, je ne pouvais qu'apprécier son absence, car elle nous épargnait de trop souffrir du froid. Je sautai sur une branche voisine, et fis signe à ma cousine de rester où elle était : nous serions mieux installées chacune sur une branche.

Ensuite, je sortis la corde de mon sac et la délovai pour en trouver le milieu. Une fois la corde partagée en deux parties égales, je me tournai vers Emily, qui regardait avec intérêt ce que j'était en train de fabriquer :

- Je vais m'attacher à la branche avec la corde, regarde bien comment je fais. Ensuite, avec l'autre moitié, tu feras pareil. C'est pour éviter qu'on ne tombe pendant la nuit. Après, j'ai prévu quelque chose à grignoter ! ajoutai-je avec un clin d'oeil.

Puis je m'exécutai. Je fis trois fois le tour de la branche et de mon ventre avec la corde, en prenant soin de ne pas trop serrer mais de ne pas laisser trop de mou non plus. Je fis un noeud que je décomposai trois fois pour ma cousine, et lui lançai l'autre moitié de la corde.

- Laisse un peu de mou entre nos branches, si jamais on bougeait cette nuit, qu'on ne se retrouve pas à tirer sur l'autre.

Emily récupéra sa moitié de corde et entreprit de s'attacher de la même manière que moi. Malheureusement, elle n'avait jamais appris à faire des noeuds aussi rapidement que moi, et elle eut quelques difficultés à s'attacher. Une fois son noeud correct et en place, elle se tourna vers moi avec un léger sourire :

- Fais-moi penser à apprendre à faire des noeuds sans perdre cinq minutes à chaque fois !

J'eus un petit rire, et lui répondis sur le même ton :

- Je me chargerai de ça quand nous seront au Capitole !

Je lui fis un clin d'oeil. Ma cousine était vraiment la meilleure. Je la vis risquer un coup d'oeil vers le bas, pour remonter aussitôt son regard sur la voûte de feuilles qui nous entourait. Ah, comme je la comprenais ! c'est vrai que ce n'est pas facile de dormir consciemment à six mètres du sol. Même attachée, les premières fois, on a toujours peur de tomber dans son sommeil. J'allais plaisanter à ce sujet lorsqu'elle me coupa dans mon élan :

- Alors ? Tu disais quoi à propos de grignoter ?

Je ne pus retenir un éclat de rire. Emily ne changerait jamais ! Elle était gourmande depuis toute petite, et je doutais que jamais elle ne deviendrait raisonnable. Néanmoins, cette fois, elle avait raison. Le dîner était loin, et la marche m'avait ouvert l'appétit. En souriant, je mis mon sac sur mes genoux et entrepris d'en sortir une miche de pain aux prunes au sirop et aux abricots secs, que ma mère avait fait cuire la veille. J'adorais ce pain-là, car il était à la fois ferme et tendre, doux et sucré grâce aux fruits disséminés dans la mie.

Je coupai la miche en deux, et remis une moitié dans mon sac, à l'intérieur du torchon qui l'avait protégée durant mon voyage. Puis je partageai la seconde moitié en deux parts égales, et en tendis une à ma cousine, qui accepta avec plaisir. Je mordis avec bonheur dans le pain généreux et moelleux préparé par ma mère. Il était parfait. La croûte était délicieusement croquante, et la mie fondait comme de la mousse parfumée sur la langue.

Ce pain était tout simplement divin, et je ne m'en lasserai jamais. Le fondant sucré des prunes se mêlait avec perfection au piquant plus sec des abricots, et le tout distillait dans la mie un parfum fruité très léger qui m'enchantait.

- Tu ne peux pas savoir à quel point tu as eu une bonne idée en apportant ça !

Je rouvris les yeux et fixai ma cousine avec un sourire mi-amusé, mi-ravi. J'étais heureuse que ça lui plaise. J'avais emmené ce pain-là à dessein, puisqu'elle m'avait dit l'adorer la première fois que j'en avais apporté. Je voulais de tout coeur lui faire plaisir avant qu'elle se retrouve dans l'Arène.

Mon coeur se serra à cette idée. Elle était si jeune ! Quatorze ans seulement. Elle ne méritait pas de mourir. A cet instant, je me promis de tout faire pour qu'elle sorte vivante de l'Arène, même si je devais mourir à sa place. Je n'hésiterai pas. De plus, j'avais juré à Katniss de protéger sa fille, et je ne crois pas que j'oserais à nouveau croiser son regard si je rentrais sans Emily.

Le vent se remit à souffler après la courte accalmie qui nous avait protégées de ses rafales glacées. Je frissonnai. Certes, nous étions protégées par l'épaisse couche de feuilles du chêne, mais je craignais que ce ne soit pas suffisant, surtout pour Emily. Résolue, je me détachai, sous le regard étonné de ma cousine.

- Reste ici. Je reviens vite.

Je ne l'avertis pas de ce que je comptais faire, je ne voulais pas qu'elle soit déçue si je ne parvenais pas à mener à bien mon idée. Je descendis en sautant d'une branche à l'autre, et commençai à marcher en escargot autour de l'arbre, m'éloignant un peu plus à chaque cercle que je formais. Au bout du douzième, lorsque je commençais à envisager de rentrer, la chance me sourit enfin. Un petit bouleau gisait, mort, au milieu des racines de saules. Parfait.

Mon poignard bien en main, je coupai une vingtaine de branches encore chargées de feuilles. Puis je les ramassai et revins vers le chêne où Emily m'attendait. Avec quelques difficultés, je parvins à monter les branches là où nous nous étions installées un peu plus tôt, sans en perdre une seule. Ma cousine me fixait avec des yeux ronds. Elle ne devait certainement pas comprendre ce que j'étais en train de trafiquer.

Je me saisis d'un rouleau de ficelle que j'avais placé dans mon sac pour poser des collets, et entrepris d'assembler les branches en deux sortes de tressages épais, que je fis tenir avec des morceaux de ficelle. Une fois que j'eus obtenu deux espèces de toits souples avec mes branches, j'en tendis un à Emily, en lui expliquant :

- Mets ça sur tes jambes et rattache ta corde par-dessus ; l'air qui se trouve entre les feuilles sera un bon isolant, on aura plus chaud cette nuit.

Je fis la même chose de mon côté, me détachai, et refis mon noeud en me débrouillant pour que la corde tienne aussi ma couverture de branchages. Puis je regardai ma cousine en train de se bagarrer avec son noeud. J'allais intervenir pour lui donner un conseil, mais elle réussit finalement à s'attacher convenablement.

Je fus rassurée de voir qu'Emily avait correctement attaché sa couverture. Je résistai fermement à l'envie que j'avais de me détacher pour vérifier son noeud, mais décidai de lui faire confiance. Après tout, c'est moi qui l'avais entraînée jusqu'ici, il était donc juste que je la laisse se débrouiller et me prouver qu'elle était indépendante vis-à-vis de moi.

Je calai ma tête dans un creux de l'écorce et fermai les yeux. L'air était paisible, malgré le petit vent frais, et la lumière des étoiles me rassurait. Comme s'il s'était agit de tous les gens qui nous avaient précédé sur Terre. Comme si les esprits veillaient sur nous. Je me sentais toujours en confiance lorsque je pouvais voir les étoiles. Et certaines nuits, après des cauchemars particulièrement terrifiants, je sortais de la maison pour me rouler en boule dans une couverture, sous les étoiles.

Emily entonna un chant, interrompant le fil de mes pensées. Elle avait une voix magnifique ! Mon père me racontait que lorsque Katniss chantait, même les oiseaux se taisaient pour l'écouter. Je devinai qu'il en serait de même pour ma cousine. Elle serait parfaitement capable de rassembler les foules rien qu'en chantant un air.

Et quel air ! Les paroles de sa chanson me transportèrent une dizaine d'années en arrière, dans la maison de ma grand-mère maternelle. Je ne me souvenais pas de toute l'histoire, j'étais trop jeune, mais je me rappelais ce que le héros disait aux autres : «La deuxième étoile sur la gauche, et tout droit jusqu'au matin». L'histoire parlait d'une île magique, perdue dans les nuages, où les enfants ne grandissaient jamais. Je ne me souvenais plus de la fin, mais je savais qu'elle était triste.

Lorsqu'elle eut fini, la dernière note vibra longtemps dans l'air avant de s'éteindre, comme les ronds qui courent à la surface des lacs après qu'on ait jeté un caillou dedans. En ouvrant les yeux, je sentis deux perles salées rouler sur mes joues. Je n'avais plus pleuré depuis la mort de ma grand-mère, sept ans auparavant. Mais il fallait croire que ce souvenir restait malgré tout très fort et assez chargé d'émotions pour que sa résurgence suffise à me voir verser des larmes.

J'essuyai mes joues d'un revers de manche et me tournai vers ma cousine :

- Merci, Emily... Tu ne peux pas savoir comme cette chanson m'a fait du bien.

Je reniflai en essayant tant bien que mal de dissimuler à Emily que j'avais pleuré. Malheureusement, ma cousine s'en rendit compte. Sûrement au son de ma voix, qui tremblait assez. J'espérais juste qu'elle n'avait pas perdu confiance, et qu'elle savait que ce n'était que passager. J'esquissai un sourire en me disant de lui rappeler de trouver autre chose à chanter dans l'Arène.

- De rien, fit-elle avec un sourire. Ca va ?

Comme pour me rassurer, ma jeune cousine me tendit la main. Le sourire plein de larmes, je la pris et la serrai fort. Je pensais à ma grand-mère. Elle avait l'habitude de me donner un fruit sec quand je n'allais pas bien, en me disant qu'une fois que j'avais fini de manger, mon chagrin se serait envolé. Volonté de fer d'une petite fille voulant faire plaisir à son aïeule ou magie des fruits secs, je ne savais pas, mais elle avait raison. Chez elle, un fruit sec me redonnait le sourire. J'avais gardé cette habitude depuis.

- Oui, ne t'inquiète pas. C'est juste que...

Je respirai un grand coup. Hors de question que ma voix tremble de larmes. Je ne voulais ni inquiéter Emily davantage ni me décrédibiliser auprès de ma cousine. Puis je continuai, d'une voix égale, au prix d'un effort surhumain :

- ... ma grand-mère me racontait souvent une histoire à propos de la deuxième étoile sur la gauche.

Ouf. Ma voix n'avait pas tremblé. Je m'autorisai un sourire, que j'adressai à Emily. Sa présence, sa main dans la mienne me réconfortaient. Je me sentais mieux d'avoir pleuré, même si je n'avais versé que deux minuscules larmes. Je comprenais que ma cousine ait eu besoin de pleurer avant que nous partions. Et je me promis, une fois de retour dans le Onze, de me trouver un coin tranquille, au sommet d'un chêne pluricentenaire, pour pleurer toutes les larmes de mon corps avant de partir pour le Capitole.

Je sursautai lorsqu'Emily me confia qu'elle ne perdrait pas confiance en moi si je pleurais. Ma cousine m'avait percée à jour avec une facilité déconcertante ! J'étais inquiète. Etais-je vraiment si prévisible que ça, que n'importe qui puisse me déchiffrer aussi aisément ?Si c'était le cas, je ne ferais pas long feu, dans l'Arène. Je fronçai les sourcils, passablement inquiète.

Puis je me souvins qu'Emily me connaissait depuis huit ans, et que surtout, elle était la fille de Peeta Mellark. Rien n'échappait jamais à mon oncle, émotion, pensée d'autrui -la seule qui était apte à lui cacher quoi que ce soit, c'était Katniss et c'était parce qu'il en était fou amoureux. Ma cousine avait sans doute hérité du «talent» de son père de lire dans le coeur des autres comme dans un livre ouvert. Du moins, c'est ce que je me dis pour me rassurer.

Je lui adressai donc un sourire rassurant :

- Non, ne t'inquiète pas, ça va. Je suis juste un peu fatiguée, je me suis levée assez tôt ce matin !

J'allais dégager ma main de la sienne lorsque je stoppai mon geste, et décidai de laisser nos doigts liés. Sa présence était rassurante, et je me doutais que la mienne devait l'être aussi pour sa première nuit dans les bois.

- On se retrouve demain alors ! Bonne nuit, Emily.

Après un dernier sourire où je lui montrai la confiance que j'avais en elle, je fermai les paupières et me laissai bercer par le murmure du vent dans les feuilles.