Les dizaines de nuits que j'avais passées dans la forêt m'avaient appris que mon corps était réglé avec la précision d'une horloge. Et il me prouva encore une fois son exactitude ce matin-là, en me réveillant alors qu'à l'horizon, le ciel se teintait de gris, couleur annonciatrice de l'aube proche.

Je me détachai et repoussai ma couverture de feuilles en tentant de ne pas faire de bruit pour ne pas réveiller ma cousine ; elle avait bien droit à quelques minutes de sommeil supplémentaires ! Peine perdue ; les feuilles étaient sèches et craquaient, quoi que je fasse. Mais Emily ne se réveilla pas, à ma grande satisfaction. Si elle pouvait ne pas avoir de cernes, ce serait parfait !

Je m'emparai d'un abricot sec dans mon sac et le croquai. Je voulais aller vérifier mes collets, mais pas question de partir le ventre vide ! Et pas question non plus de manger ma part de pain aux prunes et aux abricots, je le réservais pour quand je serai revenue. Dans un parfait silence, je sautai de branche en branche pour atterrir sur le sol de la forêt.

Les murmures de la nuit laissaient peu à peu place aux bruits du jour. Le passage d'un orchestre à l'autre se faisait toujours sans heurts. La symphonie nocturne allait bientôt laisser place aux concertos du soleil, moins étouffés, plus cristallins. Je souris. J'adorais ce moment de transition entre la nuit et le jour. C'était aussi pour cet instant magique que je passais souvent la nuit en forêt.

Je me dirigeai vers les pièges que j'avais posés la veille sur le chemin. Et eus un sourire satisfait. Deux collets avaient pris un lapin, et un groosling énorme était emmêlé dans un troisième. Je l'achevai d'une flèche. Ces proies feraient un excellent alibi pour Peeta et Katniss ! Si Emily n'était pas malade, jamais ils ne soupçonneraient notre escapade nocturne. Parfait !

En retournant vers notre arbre, je ramassai une brassée de feuilles de fougère. Une fois sous notre refuge, je posai les fougères, montai le gibier et redescendis prendre les feuilles. Puis, installée sur ma branche, j'entrepris d'empaqueter nos proies. Les lapins ensemble, le groosling à part. Pas question que la volaille touche la viande de lapin !

Une fois que j'eus terminé, je fourrai le tout dans mon sac. Puis j'en sortis la moitié de pain de ma mère, une poignée d'abricots secs et une gourde d'eau à la menthe. Je calai le tout sur une fourche entre deux branches et entrepris de réveiller ma cousine.

- Emily, Emily ! C'est l'heure ! L'aube arrive, et il nous reste du chemin à faire. Emily, ma jolie ! Il faut se réveiller ! Tu vas manquer le lever du soleil !

A voir la tête de ma cousine lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle devait être en train de rêver. Elle tourna la tête de gauche à droite pour se remémorer où elle était, c'était typique. J'avais moi-même cette réaction de temps en temps lorsque je ne dormais pas dans mon arbre favori parce que la piste de ma proie partait dans une autre direction.

- Salut Katlyn, ça va ?

Et en plus elle avait la voix de ceux qui ont passé une nuit assez agitée et peu réparatrice. Espérons que mon oncle et ma tante sauraient mettre ça sur le compte d'un lever matinal ! Je lui souris en retour. La pauvre tout de même, obligée de dormir à six mètres du sol sous une couverture de feuilles !

- Ca va, et toi ? Tu n'as pas eu froid ?

En attendant qu'Emily réponde à mes questions, je sortis le pain de la veille de mon sac et le partageai en deux. Puis j'ouvris la moitié que j'allais donner à ma cousine et y fourrai la moitié des abricots secs, après quoi je lui tendis son petit déjeuner.

- C'est un peu frugal, mais nous mangerons mieux une fois rentrées chez toi. C'est juste pour tenir la route !

J'avais dit ça pour la rassurer en entendant son ventre émettre des gargouillis insistants. Hmm, voilà qui n'avait pas été habitué aux petits déjeuners légers ! J'eus un sourire espiègle. Puis je dit à ma cousine, d'une voix insistante :

- Allez, détache-toi vite, on monte un peu plus haut ! Je veux que tu voies le lever du soleil, tu vas voir c'est magnifique.

Je montrai le chemin à Emily, puis la laissai passer devant. Je savais qu'elle avait appris à grimper aux arbres, néanmoins, elle venait de se réveiller et elle n'avait pas encore digéré le pain que je lui avais donné ; je ne voulais prendre aucun risque. Comment expliquer à ses parents qu'elle était tombée du haut d'un arbre alors que nous chassions ? Ils ne me croiraient jamais.

Elle se cala sur une branche, et je l'imitai, m'installant derrière elle. Puis j'entrepris de terminer mon pain et mes abricots secs. J'avais vraiment faim ! La chasse de la matinée, même si je n'avais fait que ramasser mes collets, avait été... matinale, et je n'aspirais qu'à manger encore et encore. Néanmoins, le pain sucré de ma mère me rassasia, du moins pour le moment. Je me consolai en songeant au pain frais que Peeta aurait fait cuire pour le petit déjeuner que nous prendrions chez les Mellark.

J'étais encore en train de songer lorsque les premiers rayons du soleil percèrent l'horizon, teintant les nuages d'un rouge flamboyant. La couleur passa par toutes les teintes d'orange avant de se stabiliser dans un rose-orangé doux et chaleureux. Le soleil montait lentement derrière les nuages de l'aube, et c'était absolument magnifique. J'avais beau voir environ un lever de soleil par semaine, je ne me lassais jamais de la magie de cet instant, où l'astre du jour offre au regard une infinie palette de teintes pleines de la chaleur de l'aurore.

- Katlyn... c'est... magnifique... Merci ! Je crois que je vais me lever plus tôt tous les matins juste pour voir ça ! ajouta-t-elle avec un immense sourire.

Je souris à mon tour. Je ne pouvais qu'être heureuse devant la joie sans limites que manifestait ma cousine. Ainsi, j'avais eu raison ; c'était bien son premier lever de soleil.

- Ne te lève tout de même pas tous les jours pour voir ça ! Un instant magique est un instant rare. Savoure-le une fois de temps en temps, pas tous les jours...

Je me tus sur ce dernier conseil et respirai à pleins poumons la magie de l'instant. Je n'avais pas précisé qu'on ne se lassait jamais d'un lever de soleil, parce que je voulais qu'Emily trouve elle-même le juste équilibre entre la vie qu'elle avait, ses obligations, sa famille, et les instants merveilleux des levers de soleil dans les nuages de l'aube.

Emily s'effaça pour me laisser entrer la première. Je sortis de l'étrange léthargie qui m'était tombée dessus depuis l'arbre où nous avions passé la nuit. C'était étrange. Je voguais dans un univers de coton, j'avais l'impression que mon corps ne réagissait plus, et mes pensées m'étaient devenue un moment comme inconnues.

Je secouai la tête et entrai dans la maison des Mellark. Peeta se levait et petit-déjeunait alors que nous passions la porte de la cuisine. J'avais décidé, plutôt que de rentrer comme des voleuses et de déclencher les soupçons de mon oncle et de ma tante, de revenir comme si de rien n'était, pas discrètes pour deux sous, comme si nous n'avions rien à nous reprocher.

- Bonjour Peeta !

Mon oncle leva un sourcil interrogatif et darda sur nous un regard non moins interrogatif :

- Déjà levées, les filles ?
- Oui ! répondis-je, pleine d'entrai. Nous sommes parties avant l'aube pour chasser, je voulais capturer un des lièvres du Douze, ils sont nettement plus tendres que ceux du Onze. Et Emily m'a accompagnée, elle a même abattu un groosling !

Dans un sens, c'était vrai, puisque j'avais tué le volatile à l'aide d'une des flèches de ma cousine. Dès que j'eus affiché mon sourire enjoué, Peeta se détendit. Ouf, il avait tout avalé. Tant mieux. Il se leva, et nous proposa un bol de lait chaud. Il ajouta qu'il reviendrait nous livrer une baguette dès que la première fournée serait cuite, d'ici une dizaine de minutes. Nous le remerciâmes et nous installâmes pour déguster le lait chaud chocolaté qu'il nous avait préparé.

C'était absolument divin ! Le lait était crémeux, et à une température idéale. Ni trop chaud, ni trop froid, avec juste ce qu'il fallait de chocolat. Mon oncle était définitivement un professionnel de la cuisine, et je ne me gênai pas pour le remercier chaleureusement.

Les placards de la cuisine des Mellark étaient vraiment pleins de bonnes choses ! J'aurais voulu goûter à tout, mais je réfrénai ma gourmandise légendaire et demandai à Emily :

- Je veux bien du beurre et de la confiture de groseilles s'il te plaît ! Je n'en ai pas à la maison.

Je parlais du beurre, bien évidemment. La confiture, ma mère en fabriquait pour une demi-douzaine de familles avec toutes les baies qu'Elian et moi rapportions de nos virées dans les bois. Mais nous n'avions du beurre que lorsque le laitier nous achetait des confitures ou de la viande, donc assez rarement. Aux anniversaires de ses enfants, principalement.

Entre temps, Peeta était revenu et avait posé trois baguettes sur la table. Le pain était encore tiède, et exhalait une délicieuse odeur de feu de bois. Puis il nous donna à chacune un croissant -un croissant ! Je n'avais mangé de ces viennoiseries qu'une fois dans ma vie, et je me rappelais encore le goût de beurre de la pâte aérienne et encore tiède.

Mon oncle rangea un troisième croissant dans un torchon et me le tendit :

- Tu donneras ça à ton frère, c'est son anniversaire la semaine prochaine non ?

Je souris et acquiesçai en prenant le croissant, touchée. Peter allait adorer ! Il fêtait ses onze ans cette année. Ce qui voulait dire que c'était sa dernière année sans être éligible pour la Moisson. Je n'avais qu'une crainte, ne pas revenir du Capitole, et le laisser livré à lui-même, obligé de prendre des tesserae. Le cauchemar que je faisais le plus souvent était la première Moisson de mon frère, et l'hôtesse de notre District annonçant «Peter Hawthorne».

Peeta retourna ensuite à ses fourneaux, nous laissant, Emily et moi, en train de dévorer le pain et les croissants. Je commençait par savourer le beurre fondant et la confiture de groseilles sur le pain tiède, puis cédai à la gourmandise en recouvrant mon croissant de chocolat à tartiner. Mmmm, que c'était bon !

Nous étions en train d'achever notre petit déjeuner lorsque Katniss entra dans la cuisine par la porte qui donnait sur la cour, un panier vide contre la hanche. A l'odeur de savon et de lavande qu'elle dégageait, j'en déduisis qu'elle venait de faire une lessive. J'adorais cette odeur, et je me débrouillais pour aider un maximum ma mère lorsqu'elle lavait le linge de maison.

- Alors les filles, on se régale ?
- C'est peu dire ! m'exclamai-je avec un immense sourire, que j'espérais le moins possible recouvert de chocolat. J'adore les croissants de Peeta, ce sont les meilleurs du monde ! Un jour, j'ouvrirai une boutique de croissants dans le Onze, les gens viendront de partout pour manger de ces merveilles !

La mère d'Emily éclata de rire en m'entendant. Il est vrai que je devais être cocasse, un croissant dans une main, et certainement une moustache monstrueuse de chocolat révélant à qui passait par là mon intarissable gourmandise. Mais qu'importe, Katniss devait se douter que les viennoiseries de son mari étaient excellentes !

A la fin du petit déjeuner, j'aidai Emily à faire la vaisselle de nos bols et de nos cuillères et à ranger la table. Puis nous montâmes dans sa chambre pour que je range mes affaires ; je devais partir dans moins de deux heures pour le Onze avec Katniss.

Ma brune cousine allait me manquer ! Ce que j'appréciais chez elle, c'était son don de s'émerveiller d'un rien et, surtout, de s'émerveiller de choses que j'avais découvertes des années auparavant. J'adorais la voir, les yeux brillants, en train d'admirer tel ou tel détail qui avait fini par devenir ordinaire à mes yeux, et son admiration me rappelait sans cesse que l'on ne doit jamais cesser de s'émerveiller de tout.

Cela me faisait tellement mal de quitter ma cousine ! Bien sûr, je savais que je la reverrais. Bientôt, de surcroît. Mais le contexte, l'environnement seraient ô combien différents.

Une fois mon paquetage fait, mon arc démonté et rangé, nous nous regardâmes un long moment droit dans les yeux. Sans un mot. Je savais que si je disais quoi que ce soit, ma voix allait se briser, et je ne voulais surtout pas qu'Emily croit à un instant de faiblesse de ma part. Il fallait que nous soyons fortes ! L'avenir de tout Panem dépendait de nous. Alors, je fis passer dans mon regard ces dizaines de phrases que je mourrais d'envie de lui dire.

«Tu vas beaucoup me manquer», «Je t'aime fort tu sais», «On y arrivera, ne t'en fais pas», «On est les meilleures, on va tout déchirer», «N'oublie pas de t'entraîner encore au tir à l'arc», «Non, c'est toi la meilleure», «On se revoit bientôt», «Je t'aime énormément».

Puis nous descendîmes rejoindre Katniss, qui était prête pour m'emmener chez moi, dans le Onze. J'essayais d'avoir l'air confiante, bien que j'avais surtout envie de m'échapper dans les bois pour me trouver un moment seule à seule avec moi-même. Mettre les choses à plat. Peser le pour et le contre. Tenter de me rassurer sur les horreurs qui nous attendaient.

- Tu es prête, Katlyn ? me demanda Katniss, un sac à main sur le bras, élégante comme jamais.
- Oui, nous pouvons y aller ! répondis-je, avec un enthousiasme factice.

Heureusement, ma voix n'avait pas tremblé. Mais au regard de Peeta, venu me faire ses adieux, je compris qu'il n'était pas dupe. Il me serra dans ses bras en me murmurant de paroles de réconfort que je ne compris pas, l'essentiel étant dans le ton rassurant qu'il utilisait.

Je pris ensuite Emily dans mes bras, toujours sans prononcer une parole, et la serrai fort, d'une étreinte qui signifie «je t'aime» et «à bientôt». Puis je suivis Katniss à la gare.

Nous passâmes les contrôles sans problème, et j'arrivai chez moi quatre heures plus tard. Je proposai à ma tante de rester, mais elle préféra rentrer sur le champ dans le Douze pour confirmer à mon oncle et à ma cousine que tout s'était bien passé. Elle m'étreignit et sauta dans un train qui repartait en sens inverse. J'agitai la main jusqu'à ce que les wagons aient disparu dans la brume du soir, et repris le chemin de ma maison.