- Excusez-moi, mais... êtes-vous un sponsor ?

Cette phrase, Edith l'avait répétée des centaines, voire des milliers de fois. Et ce, en seulement trois ans ! Chaque année, c'était la même chose, le même rituel, en quelque sorte. Approcher des dizaines d'inconnus ou de gens qu'elle avait vus une seule fois dans la salle du sponsoring et leur demander s'ils voulaient bien prendre les Tributs du District Douze, dont elle était l'hôtesse, sous leur aile. Le Quatre n'intéressait pas grand-monde, mais les habitants qui considéraient la présence au buffet de fruits de mer et de poissons étaient plus enclins que les autres à répondre par l'affirmative.

- Oui, je suis effectivement un sponsor. Quel District représentez-vous ?

Cette phrase aussi, elle l'avait entendue des centaines de fois. Il fallait répondre toujours la même chose, mais le ton et la manière changeaient selon la personne à qui Edith s'adressait. Un homme hautain, elle était froide. Une femme chaleureuse, elle était détendue. Un couple occupé, elle était brève. Le tout était de savoir comment présenter son District et ses Tributs de manière à exciter la curiosité des sponsors.

Edith sortit de chez elle pour se rendre à la boutique d'un ingénieur en technologies de pointe, chaudement recommandé par une de ses connaissances, à qui elle avait expliqué vouloir s'équiper d'un home cinema pour remplacer son ancien, parce que son chat avait lacéré le tissu des enceintes, et le son n'était plus aussi pur.

La jeune femme traversa les rues où s'alignaient les maisons d'habitation les plus chics de tout Panem, et se dirigea vers les allées marchandes. Heureusement, il était encore tôt, et peu de gens étaient déjà dans les boutiques. Parfait. Elle aurait tout le temps de discuter avec le fameux ingénieur -comment s'appelait-il, déjà ?- de son nouvel home cinema.

Elle entra dans la boutique et salua l'employée qui tenait la caisse, lui demandant si Théodore Hemingway -son nom était marqué sur la devanture de la boutique- pouvait descendre pour une commande spéciale :

- Je souhaite obtenir un home cinema sur mesure qui répondra à des critères précis, pour que mon chat perde l'habitude de se faire les griffes sur les enceintes.

L'employée répondit qu'elle allait voir si son patron était disponible, sans quoi elle se ferait un plaisir de programmer un rendez-vous avec celui-ci à Edith.

   La boutique ne faisait pas partie de ces vastes magasins où il faut parcourir une bonne cinquantaine de mètres pour atteindre les caisses. Elle n'était pas non plus étroite, mais se situait dans un juste milieu agréable. Deux grandes fenêtres, placées de chaque côté de la porte, faisaient entrer la lumière douce du soleil matinal, créant une atmosphère chaleureuse. Le sol, en bois très clair, renforçait cette impression. Des étagères de pin verni s'alignaient le long des murs, abritant des bijoux de technologie. Dans le fond de la pièce, une porte s'ouvrait sur un escalier, qui menait -comme l'indiquait un petit panneau- au premier étage, la pièce d'exposition des plus gros modèles.
   Edith s'approcha du meuble qui se trouvait sur sa gauche et examina les téléphones qui y étaient exposés. Certains modèles détonaient, que ce soit dans leur forme ou à cause des matériaux qui les constituaient -l'un d'eux était entièrement transparent, et épais de quelques millimètres seulement.
   La jeune femme se retourna lorsqu'elle entendit des pas dans l'escalier. L'ingénieur du magasin, sans aucun doute. Grand, brun, charismatique, il vint vers elle d'un pas assuré et lui tendit la main avec un grand sourire, qui éclairait son visage. C'était sans aucun doute lui qui avait dessiné les plans de la boutique, car l'endroit lui ressemblait, selon Edith.
 - Bonjour, Théodore Hemingway.
   Edith serra la main de l'homme qui s'était présenté, reconnaissant son nom comme celui qu'elle avait pu lire quelques minutes auparavant sur l'enseigne extérieure de la boutique.
 - Que puis-je pour vous, mademoiselle ?
   La jeune femme lui sourit et lui exposa sa requête en quelques mots :
 - Je viens sur les recommandations d'une amie, Lexie Reed, qui est venue il y a quelques mois acheter un home cinema de la meilleure qualité chez vous. Le mien est défaillant, et je souhaiterais le remplacer. Mais, ajouta la brune, j'ai quelques exigences particulières. Je voudrais qu'il soit fait sur mesure, car mon salon a des proportions particulières, et que les enceintes ne soient pas recouvertes de tissu, parce que mon chat a la mauvaise habitude de se faire les griffes dessus.
   Edith espérait vraiment que M. Hemingway pourrait l'aider, parce qu'elle n'en pouvait plus de regarder des films avec un son grésillant. Elle fouilla un instant dans son sac à main, en sortit un agenda qui contenait une petite feuille de notes, feuille qu'elle tendit à l'ingénieur, et sur laquelle étaient notées les dimensions de l'espace où elle voulait placer son home cinema.
 - Voici les dimensions de mon salon. J'espère que vous pourrez m'aider, M. Hemingway.

Edith détaillait le jeune ingénieur. Elle était sûre de l'avoir déjà vu quelque part ! Mais impossible de remettre son visage dans un autre contexte que celui-ci, celui de la boutique, celui où il était ingénieur en technologie de pointe. Pourtant, l'impression restait, elle avait le sentiment de manquer quelque chose... quelque chose d'important. Elle se reprit et répondit à M. Hemingway :

- Non, une dizaine de jours, c'est parfait ! Je vous laisse ma carte de visite, vous n'aurez qu'à me recontacter, je passerai chercher ma commande.

La jeune femme rouvrit son sac -décidément, elle ne faisait que ça ce matin !- et fouilla dans la grande poche pleine de choses et d'autres -une calculatrice, un bloc-notes, trois stylos, ses clés, un poisson en caoutchouc que son chat avait dû oublier là, un paquet de bonbons, son portefeuille, deux agendas, un téléphone portable, etc- avant de se rappeler que ses cartes de visite étaient rangées dans une petite boite qu'elle avait glissé dans une des poches intérieures pour les retrouver facilement. Elle en sortit donc une de la boite en plastique, et la tendit à l'ingénieur. Et soudain, elle se rappela où elle l'avait déjà vu. Car elle lui avait déjà donné sa carte de visite, il y avait une dizaine de mois, dans un contexte totalement différent.
Théodore Hemingway était un sponsor.
Cette réalité la frappa de plein fouet, et elle s'étonna de ne pas avoir réalisé avant que le charismatique ingénieur faisait partie de la population la plus riche de Panem et du Capitole, et dispensait sa fortune en aidant les Tributs lors des Hunger Games.

- Excusez-moi mais... êtes-vous un sponsor ?

La jeune femme sut que l'ingénieur cherchait également à la re-situer dans un autre contexte, et son visage s'éclaira lorsqu'il prit la carte de visite qu'elle lui tendait.

- En effet. Et vous êtes l'hôtesse du District 12 si je ne me trompe pas. N'est ce pas Mademoiselle Reaster ?

Effectivement, Théodore Hemingway méritait bien sa réputation de prodige. Il avait enregistré son visage, perdu au milieu d'une foule compacte d'hôtes et de sponsors. Elle aussi avait repéré le sien, certes, mais c'était son métier de savoir sur quels Sponsors elle pouvait éventuellement s'appuyer pour aider les Tributs du Quatre. Son job consistait en trois étapes : repérer, aborder, persuader. Et la jeune femme, qui prenait en général la survie de «ses» Tributs très à coeur, ne lésinait pas sur les moyens.

- C'est exact Monsieur Hemingway, je suis bien l'hôtesse du District Douze.

Le ton qu'Edith avait employé était neutre, léger et laissait croire qu'elle était indifférente au fait qu'il soit Sponsor. Mais en vérité, elle avait enregistré l'information et comptait bien s'en resservir, en temps voulu. Il était toujours plus facile d'aborder quelqu'un que vous connaissiez, même vaguement, qu'un parfait inconnu que vous devrez jauger en même temps qu'il vous faudra le convaincre. L'hôtesse remercia silencieusement son amie de lui avoir recommandé cet ingénieur plutôt qu'un autre ; elle allait faire d'une pierre deux coups ! Lui acheter un home-cinema, certes, mais aussi instiller dans sa mémoire le fait qu'elle était hôtesse. Ce petit plus pourrait lui servir ultérieurement, enfin servir à ses Tributs, et c'était toujours ça à prendre ! Elle ficha ses yeux dans ceux du jeune homme et ajouta :

- Je suis désolée de ne pas vous avoir reconnu tout de suite, vous comprenez, le contexte n'était pas le même et je ne m'attendais pas à vous trouver là...

Un sourire d'excuse parfaitement dosé, qui semblait timide pour l'extérieur, vint appuyer sa remarque. La jeune femme était passée maître dans l'art de jouer avec son visage, dans un monde où il fallait d'abord charmer par son physique et toujours jouer la carte de l'apparence.

La réponse de l'ingénieur rassura Edith, qui avait peur de s'être donnée en ridicule. Heureusement, il ne semblait pas connaître les bases du métier d'hôtesse, à savoir une mémoire visuelle précise et infaillible.

- Bien sûr, oui. C’est tout à fait compréhensible. Et pour être honnête, je dois avouer que j’avais aussi du mal à me rappeler où je vous avais vu.

Il accompagna cette déclaration d'un sourire naturel, ni amusé ni moqueur, qui acheva de réconforter la jeune femme. Elle s'apprêtait à prendre congé, lorsqu'il regarda la pendule indiquant neuf heures et proposa :

- Dites…je n’ai pas déjeuné ce matin donc je vais aller me prendre un café et une viennoiserie au café d’à côté. Ça vous dit de venir?

La jeune hôtesse resta un instant incapable de répondre. Elle ne le connaissait que depuis quelques minutes, et le jeune ingénieur lui proposait déjà un café ! Mais bon, il était charmant, jovial et chaleureux. Et il dégageait un certain charme. De plus, il avait un visage avenant, et Edith se doutait qu'il n'allait pas lui faire du mal. Et puis, cela faisait longtemps qu'elle n'était pas sortie prendre un café. Le dernier en date était celui qu'elle avait partagé avec Sasha, deux semaines plus tôt, avant qu'elle ne rentre à l'hôpital pour commencer la chimiothérapie qui pourrait la guérir de son cancer du foie. Edith secoua la tête, chassant les images de sa meilleure amie amaigrie sur son lit trop grand et trop blanc, et se tourna vers Théodore Hemingway :

- Ce serait avec plaisir, monsieur Hemingway ! Il y a longtemps que je n'ai pas été dans un café.

Et ce qu'elle n'ajouta pas, c'est que sa dernière sortie avec un homme datait de plus de deux mois. Tout ça lui manquait, même si elle s'efforçait de penser aux Jeux et à ses futurs Tributs. Elle renvoya un sourire jovial à l'ingénieur.

Edith suivit du regard le jeune ingénieur disparaître derrière une porte qu'elle supposa être celle de son bureau. Il était vraiment charmant et très avenant, ce qui était de plus en plus rare ici, surtout venant d'un Sponsor. Vraiment, Lexie avait eut raison de la faire venir ici. Et Edith se mit soudain à soupçonner son amie de vouloir la caser, elle qui n'était plus sortie avec un homme depuis sept ans. Le retour d'Hemingway la tira de ses pensées, et elle lui sourit avant de le suivre dans la rue. La lumière du soleil matinal était légèrement voilée par quelques nuages épars, donnant à la ville une atmosphère plus douce. Les habitants du Capitole commençaient à s'activer, et le café où ils s'installèrent voyait déjà ses premiers clients repartir vers leur journée de travail. L'ingénieur commanda deux cafés et un assortiment de viennoiseries, avant de se tourner vers Edith :

- J'espère que ça vous va ?
- Oui, c'est parfait ! acquiesça la jeune femme.

La serveuse leur apporta rapidement leur commande, et Edith ne put s'empêcher de rajouter du sucre dans son café, même si elle savait qu'on appréciait mieux l'arôme sans saccharose.

- Alors, comment êtes-vous devenue l'hôtesse du District Douze ? demanda l'ingénieur.

La question d'Hemingway prit l'hôtesse légèrement au dépourvu, mais elle se ressaisit rapidement, et raconta le pourquoi du comment à celui qui lui avait posé la question :

- On m'a proposé ce poste un an avant la réouverture des Hunger Games. Hyndley Snow en personne me l'a offert. Il connaissait, par le biais d'un des Juges, ma mère, qui était la soeur du Juge en question, et savait que je n'avais pas d'emploi. J'ai accepté, bien sûr, on ne refuse rien au Président Snow n'est-ce pas ? Il m'a dit m'avoir choisie pour ma sensibilité, ùon entêtement et ma sociabilité. C'est vrai que je me démène pour mes Tributs, que j'essaye de les aider un maximum. Et je n'ai aucun mal à aller vers les gens.

L'hôtesse but une gorgée de café et croqua dans un petit pain au chocolat. Puis elle sourit à l'ingénieur et lui retourna sa question :

- Et vous, comment et pourquoi êtes-vous devenu Sponsor ?