J'adoptai un sourire mi-figue, mi-raisin à la réponse d'Emily. Et décidai de ne pas -trop- me laisser attendrir par son sourire pour lui répondre :

- Oui, mais Elian est mon meilleur ami.

J'avais tout dit dans cette simple phrase. A quel point je tenais à lui. A quel point il me manquait quand je ne pouvais pas être avec lui. A quel point sa présence me réconfortait. A quel point aussi je voulais que notre amitié demeure identique jusqu'à la fin.

Un rapide et discret coup d'oeil à la montre d'Emily -je n'en avais pas, c'était bien trop cher pour nous- m'apprit que nous devrions bientôt nous séparer. Plutôt que de penser à l'échéance de nos adieux et de nos prochaines retrouvailles, je me levai et examinai les cadres posés sur la commode de bois clair -du sapin, me semblait-il.

- Héé, mais c'est nous ça ! m'exclamai-je en montrant un cadre peint en blanc dans lequel deux petites filles souriaient, déguisées en fées des bois.

Et comment, que je m'en souvenais ! J'avais l'impression que la photo avait été prise hier. Et pourtant, j'avais douze ans et Emily dix lorsque nous nous étions déguisées pour la dernière fois avec des costumes. Je crois que nous avions passé plus d'heures à les arranger, à chercher plus de feuilles, à renouveler les fleurs des baguettes, qu'à réellement jouer aux fées des bois. Mais la recherche faisait aussi partie du jeu ; nous inventions sans cesse de nouvelles raison au renouveau de nos costumes.

- Bien sûr que je me rappelle. C'est un de mes plus beaux souvenirs !

Je souris, attendrie, en repensant à tous ces moments que nous avions passés à protéger les petits animaux des bois. Maintenant, je les chassais -pas tous, seulement les plus gros, mais quand même. c'était aussi en partie pour cela que nous avions arrêté : je me sentais une traîtresse de leur dire que je les protégeais pour ensuite les tuer de retour chez moi.

Je me tournai vers Emily et répondit d'une voix empreinte de nostalgie :

- C'est si loin... Pas dans le temps, puisque ça ne fait que quatre ans, mais dans nos vies... Nous avons été amenées à grandir vite, trop vite, c'est vrai. Nous avons été obligées de prendre des décisions cruelles et adultes, c'est vrai aussi. Mais...

Je pris une grande inspiration, et me vidai la tête de toute pensée parasite. Je ne voulais pas regretter cette phrase dans quelques années. Je voulais qu'elle soit parfaite, simple et forte, et qu'elle nous soutienne, Emily et moi, Elian aussi, et tout ceux qui rejoignaient notre cause. Alors je pris le temps d'une respiration pour la peaufiner, la fluidifier, et lorsqu'enfin je la confiai à Emily, ma voix était apaisée :

- La colère de Panem est l'Arc, et je suis fière d'être la Flèche qui va détruire le Capitole.

Ma déclaration, pourtant faite sur une voix égale, sonna comme un coup de tonnerre. Le silence revint, assourdissant. Je n'osais même plus respirer, comme si l'air autour de nous s'était figé au son des mots que j'avais prononcés.

Le silence est bien plus qu'une absence de bruit. Surtout lorsqu'il prend vie... Je sentis celui-ci se déployer comme une vague à la surface d'un lac autour de nous. Il s'intensifia, devint plus sonore qu'un bruit. Mais le plus pesant des silences est plus fragile qu'un rêve matinal.

Je recommençai à respirer lorsqu'Emily le rompit d'une phrase qui me certifiait sa confiance en moi et sa volonté propre, celle de réussir à mener la Flèche de la nouvelle Révolte à destination :

- Oui. Nous allons détruire le Capitole.

Ces paroles me firent chaud au coeur et permirent à mon sang de se remettre à circuler normalement. Le temps reprit son cours, comme si la ride à la surface du lac s'était éteinte à l'horizon. Le vent, qui s'était tu, se remit à souffler et la branche d'épicéa recommença à frôler la fenêtre de la chambre de ma cousine.

Tout semblait... absolument et désespérément normal. Et pourtant. Pourtant, j'avais lâché une phrase -une bombe !- qui allait bouleverser notre avenir et celui de Panem. Et même si je ne regrettais pas, je commençais à mesurer les proportions qu'allaient prendre cette bataille.

Je tentai quelque chose pour détendre un peu l'atmosphère, bien trop solennelle et figée à mon goût.

- Tu crois qu'on pourrait prendre ça comme slogan ? J'en avais déjà parlé avec Elian, mais je ne savais pas que cette phrase faisait autant d'effet...

J'osai un petit rire et fixai sur Emily un regard plein de malice.

Je grimaçai en entendant Katniss nous appeler. J'allais devoir rentrer chez moi, et je ne reverrai Emily que pour le début des Jeux, au Capitole. Je savais que j'allais retrouver Elian, il n'empêche, Emily était comme ma petite soeur et ça me fendait le coeur de devoir la laisser.

Et surtout, pensée très égoïste de ma part, elle allait me manquer. Elle, sa spontanéité, sa joie de vivre et son sourire qui avait toujours réponse à tout. Un peu comme le soleil chasse la pluie.

En descendant les escaliers, je songeais au long voyage en train -cinq heures ! et sans escale- qui m'attendait en compagnie de mon père. Non pas que je ne m'entendais pas avec mon père, bien au contraire ! Mais j'aurais préféré rester avec Emily.

Soudain, alors que j'allais poser mon pied sur la dernière marche, je me figeai. Katniss me regarda, surprise. Mon père quant à lui, qui savait très bien que je manigançais quelque chose, ou que je n'étais pas loin, leva sur moi un regard hautement suspicieux.

- Je rentrerai demain, annonçai-je.

Mon père osa le sourire en coin, de manière à ce que ma tante ne puisse pas le voir. Celle-ci fronça les sourcils, et je pouvais sentir qu'Emily en faisait autant, derrière moi. Peeta posa alors la question qui les turlupinait tous :

- Tu as trouvé une solution ?

Ah non, je ne l'attendais pas celle-là. Mon père aurait dit quelque chose du genre «A pied ?», Katniss aurait sûrement demandé «Par une voie légale j'espère ?», mais je n'attendais pas la question de mon oncle. A croire qu'il savait exactement quoi faire pour me déstabiliser.

Je hochai donc la tête, affirmative. Oui, j'avais une solution. Enfin, une solution, c'était beaucoup dire ! Disons que j'entrevoyais une possibilité pour passer une dernière nuit avec ma cousine.

Je profitai un peu de mon effet. Pour une fois que je pouvais tenir mon père en haleine ! D'habitude, c'était lui qui se chargeait de me faire tourner en bourrique. A moi de lui rendre la monnaie de sa pièce, cette fois-ci.

Je finis par me remettre en mouvement. J'achevai de descendre les marches de l'escalier et me plantai dans le hall, face à Emily et au cercle que formaient nos parents, suspendus à mes lèvres.

- Ma solution, enfin mon idée, appelez-la comme vous voulez, est très simple et repose sur une loi du Capitole.

J'adorais ça. J'étais en train de me dire que, plus tard, je pourrais faire avocate ou politicienne juste pour avoir le plaisir de sentir des foules m'écouter et être attentives à la moindre de mes paroles. Mais mon rêve de grandeur fana aussi vite qu'il avait fleurit, et je me tournai vers Katniss et Peeta pour leur faire part de la suite de ma solution :

- Les Vainqueurs ont le droit de libre-circulation entre les Districts, à partir du moment où ils ont terminé leur Tournée et à condition qu'ils soient de retour chez eux pour la Moisson.

Je marquai une pose. Fin de citation. Puis je repris :

- Katniss, Peeta, vous êtes des Vainqueurs. Et je comprends parfaitement le fait que voyager entre les Districts vous rebutait, vous rebute peut-être toujours, mais si l'un de vous me raccompagne demain je pourrai passer une nuit de plus ici.

J'attendis, crispée. Il fallait que mon oncle accepte, c'était vital ! Enfin non, pas vraiment vital, mais je voulais tellement passer une dernière nuit tranquille avec Emily...

Je crois que je me rendis compte que j'avais cessé de respirer au moment où je repris une grande inspiration à la réponse positive de mon oncle. Un instant, des papillons noirs voletèrent devant mes yeux, mais ils passèrent très vite, et je remercia Peeta d'un hochement de tête.

Il regarda sa montre et conseilla à mon père de partir ; le train n'allait pas tarder à quitter la gare pour le Onze. J'annonçai que je l'accompagnais et, après que mon père eut fait ses adieux à Katniss, Peeta, Emily et William qui était redescendu un instant, nous partîmes vers la gare.

Le vent commençait à se lever, et des mèches échappées de ma tresse voletaient devant mon visage. Une fois sous l'immense hangar métallique qui abritait la gare du Douze, mon père se tourna vers moi et me prit dans ses bras. Je captai son murmure uniquement parce que je savais qu'il allait me dire quelque chose :

- Prends garde à toi, Katlyn. Katniss ne pourra pas te protéger lors d'un contrôle. Je n'ai rien dit parce que je voulais que tu puisses rester, mais évite à tout prix de te faire remarquer.

Je hochai imperceptiblement la tête, et me détachai de mon père :

- Bon voyage ! A bientôt !

Il me sourit et monta dans le train, qui ne tarda pas à quitter le quai. Perdue dans mes pensées, je rentrai chez les Mellark pour rejoindre ma brune cousine. Je n'avais pas l'intention de lui faire part de ce que m'avait dit mon père, ni à elle, ni à personne d'ailleurs. Néanmoins, je songeais à une éventuelle solution si nous tombions sur un contrôle.

Perdue dans mes pensées, j'avais fini par arriver à la maison des Mellark. J'entrai dans le jardin, cueillis une toute petite fleur perdue au milieu des primevères et la glissai dans ma manche, coincée dans mon bracelet offert par ma mère pour mes dix ans.

Je pénétrai dans le salon, où je trouvai Emily, assise sur le canapé qui avait accueilli mon père quelques heures auparavant. Elle me fit un sourire rayonnant, qui effaça instantanément les pensées sombres qui se battaient à l'intérieur de mon crâne depuis les avertissements de mon père, il y a dix minutes -une éternité. Je lui souris en retour, essayant de me montrer convaincante même si je me doutais de la piètre réussite de ma tentative.

Je m'installai à côté d'elle lorsque Katniss nous appela à table. Je suivis ma cousine dans la cuisine, et m'assis entre elle et William, surexcité :

- Hé Katlyn, tu sais quoi tu sais quoi ?
- Non, mais quelque chose me dit que je vais bientôt savoir ! répondis-je dans un léger rire.

L'excitation de mon petit cousin faisait plaisir à voir. Il était l'innocence incarnée ! Certes, il n'ignorait rien de la reprise des Jeux, mais ses parents l'avaient toujours tenu à l'écart des rassemblements de jeunes éligibles.

- Ce soir, on mange des pâtes aux crevettes ! Papa les a ramenées du District Quatre, c'est pas trop bien ?

Je m'autorisai un petit rire. Puis répondit à William d'un ton léger :

- Je n'ai jamais goûté les crevettes, tu sais.

Immédiatement, mon cousin répondit, avec le plus grand sérieux, lui qui une seconde plus tôt affichait un sourire d'une oreille à l'autre :

- Si t'aimes pas tu me les donnes hein ! C'est pas bien de gaspiller les crevettes.

Tout le monde se mit à rire à sa remarque. J'adorais William ; ignorant la peur et la tristesse, il était d'autant plus précieux lorsque les gens autour de lui ressentaient cela.

Au vu de la vitesse surprenante à laquelle mon petit cousin avalait ses pâtes, ça devait vraiment être très très bon ! Je souris, et goûtai alors qu'Emily félicitait ses parents.

C'était... surprenant ! C'est le premier mot qui me vint à l'esprit. Moi qui n'avais jamais mangé de fruits de mer, je trouvais ça particulier. Néanmoins, c'était très bon, et je ne me gênai pas pour le dite à Katniss, qui me remercia en retour. Je jetai un coup d'oeil vers Emily, qui paraissait soulagée.

- Mais si t'aimes j'en aurai moins pour moi... grogna William avec une moue boudeuse -on aurait dit Peter lorsque je refusais de jouer avec lui parce que je devais partir chasser.
- Allez William, ne boude pas, répondis-je avec un clin d'oeil en lui donnant une pichenette sur la tête.

Il sourit. J'étais pardonnée. Heureusement d'ailleurs ! Enfin, je ne m'étais pas inquiétée plus que ça ; je savais que mon petit cousin m'adorait et qu'il était bien incapable de faire la tête à quelqu'un bien longtemps.

Au dessert, nous eûmes droit à un gâteau confectionné par Peeta, une forêt noire recouverte de la plus épaisse couche de crème au chocolat que j'avais jamais vue. Il faut dire que chez nous, dans le Onze, on ne mangeait du chocolat que quatre fois par ans, aux anniversaires, et que le gâteau faisait la taille de ma main. J'acceptai avec plaisir la part que mon oncle me tendait, et tentais de ne pas imiter William -qui engloutissait sa part comme s'il n'avait rien mangé depuis des jours- en mangeant mon gâteau.

C'était absolument divin. La crème était légère, la pâte moelleuse, le chocolat amer et sucré à la fois... Je n'avais jamais rien goûté de pareil. Je remercia chaleureusement Peeta pour cela.

Une fois le repas terminé, nous montâmes dans la chambre d'Emily après avoir souhaité une bonne nuit à tout le monde. Uns fois la porte refermée derrière nous, je me tournai vers ma cousine, et annonçai :

- Ce soir, on passe la nuit dehors.

Dehors. Dans la forêt. Je l'avais déjà fait plusieurs fois, lorsque je suivais la piste d'un cerf dans les collines derrière chez nous. Mais cela devait être une expérience nouvelle pour Emily. Je voulais l'habituer au peu de confort que nous aurions dans l'Arène, elle qui avait vécu dans un nid douillet toute sa vie.

L'étonnement que je lus dans les yeux de ma cousine fut rapidement suivit d'une question rhétorique à mon égard :

- Dehors ?

Je sentis une légère frayeur. Bien sûr, elle n'avait jamais dormi dehors. Et même si nous étions restés plusieurs fois seules sous les étoiles, elle ne connaissait rien des bruits habituels de la forêt endormie. Je repensai à ma première nuit seule dans les bois. Je n'avais pas beaucoup dormi, à vrai dire, trop effrayée par le moindre bruit d'animal et la plus petite branche qui craquait. La nuit suivante, épuisée, je m'étais endormie comme une souche, et j'avais découvert que, pour moi en tous cas, il n'y avait rien de plus reposant, de sommeil plus réparateur, que de dormir dans le creux formé par trois branches d'un énorme chêne.

La question d'Emily me tira de mes pensées :

- Mais... mes parents ne vont pas nous entendre ?

Je souris malgré moi. Ma cousine avait le don de s'inquiéter pour des choses qui n'en valaient pas la peine, et de ne pas se faire de sang d'encre pour des choses dangereuses. Je répondit avec un sourire carnassier :

- Voyons Emily, nous passerons par la fenêtre ! J'ai une corde dans mon sac, il suffira de l'accrocher au pied du lit. Et ensuite, je crois que tu sais te déplacer en silence dans les bois, non ?

Ca y est, j'avais définitivement perdu ma cousine, à voir le regard effrayé qu'elle me jeta. Je reconsidérai ma demande : elle n'avait sans doute pas été élevée, comme moi, dans une famille où liberté était le maître-mot, et où ses parents ne s'offusquaient pas si elle partait deux ou trois jours sans rien dire à personne. Désobéir ne devait pas être dans sa nature...

Un léger sourire de satisfaction se dessina sur mes lèvres lorsque ma cousine répondit un timide :

- Euh... oui. Oui, je sais faire ça.

Après tout, je l'avais entraînée durant deux ans à se déplacer en silence dans les bois et, même si sa technique n'était pas parfaite -elle avait tendance à marcher sur des brindilles même si elle les voyait-, elle allait être brieffée par sa mère qui lui enseignerait les éléments que je n'avais pas eu le temps de lui apprendre.

- On partira vers dix heures et demie, quand tout le monde sera couché, et on sera de retour aux premiers rayons du soleil.

J'annonçai notre programme d'une voix neutre, mais suffisamment basse pour que seule Emily puisse capter ce que je disais. Elle ne manifesta aucune crainte, peut-être une légère appréhension dans son regard, mais je savais -je sentais- qu'elle me faisait confiance.

Je pris mon sac, et en sortis la corde ainsi que ma tenue de chasse. Un pantalon en toile résistant et souple, un collant pour me tenir chaud, un débardeur, un gilet et une veste imperméable. Puis je dis à ma cousine de mettre des habits chauds et résistants : nous n'aurions pas ce luxe dans l'Arène, mais cette nuit nous pouvions éviter de tomber malade, sans quoi ses parents auraient des soupçons.

Du coin de l'oeil, pendant que je me changeais, j'observais Emily choisir des vêtements pour la nuit. J'approuvai le fait qu'elle enfile un collant ; la nuit risquait d'être froide. Le ciel était complètement dégagé, ce qui signifiant que nous n'aurions pas de couverture nuageuse pour retenir la chaleur emmagasinée par la forêt durant la journée, qui avait été chaude et ensoleillée. C'était dommage, mais j'allais en profiter pour lui apprendre à se repérer à l'aide des étoiles, un moyen très utile pour se situer dans l'espace. Elle enfila ensuite un pantalon noir, choisi je suppose pour ne pas se faire repérer. J'eus un sourire appréciateur, et même si un pantalon plutôt marron ou vert foncé aurait mieux convenu, je ne dis rien. Le noir irait pour cette nuit, et je ne doutais pas que nous aurions des vêtements marrons et verts dans l'Arène, du moins si celle-ci comportait une forêt.

Une fois que nous fûmes habillées de pied en cap, toutes les deux en tenues de camouflage et avec des vestes chaudes, je m'emparai de la corde que j'avais sortie de mon sac -ben quoi, vous ne vous baladez jamais avec une corde vous ? c'est très utile en cas de nécessité- et entrepris de faire un noeud pour l'attacher au pied du lit. Je vérifiai que mon noeud tenait bien -j'avais fait un noeud de chaise, mais j'avais toujours peur de me tromper bien que j'en fisse depuis des années. Je me redressai et posai les yeux sur ma cousine.

Je notai qu'elle était inquiète ; les premiers signes de stress -ses mains tremblaient légèrement, elle se mordait la lèvre inférieure, elle dansait d'un pied sur l'autre- me firent comprendre instantanément qu'elle avait peur. Je lui souris et, en me rapprochant, posai mes mains sur ses épaules. Puis je la rassurai -du moins, j'essayai de la rassurer- d'une voix égale :

- Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer. J'ai fait ça des dizaines de fois, ajoutai-je.

Mais même si elle me faisait -apparemment- confiance, son inconscient refusait tout simplement de quitter le domicile familial comme une voleuse. C'est vrai, songeai-je avec un sourire, que nous passerions par la fenêtre avec une corde, et pour qui n'avait pas l'habitude, c'était digne des anciens films de gangsters. Je me souvenais de la première fois où j'avais fugué. En fait, pas vraiment fugué, puisque mon père m'avait dit de quitter la maison cette nuit-là, en silence, et de passer la nuit dehors sans que personne ne s'en rende compte. Je pourrais toujours revenir ou l'appeler si jamais il y avait un problème.

Je n'avais pas pu rester toute la nuit dehors, j'étais rentrée au bout de deux heures. C'est le lendemain que mon père m'avait envoyée suivre la piste d'un cerf avec pour consigne de ne pas revenir avant de l'avoir trouvé. Et petit à petit, j'avais commencé à apprécier ces nuits solitaires, avec pour seules compagnes la lune et les étoiles. Même si je préférais une bonne vieille couverture nuageuse bien épaisse : la nuit était plus sombre, impossible de se faire repérer, et légèrement plus chaude -ce qui était absolument appréciable et bienvenu.

- Emily, tu es sûre que ça va ? fis-je en fronçant les sourcils.

Ma cousine gagnait en nervosité au fur et à mesure que les dix heures et demie approchaient. Je n'aimais pas cela, elle risquait de nous faire prendre. mais je ne savais pas quoi faire pour la calmer !

Oh, le regard désespéré qu'elle me lança ! Elle était terrorisée. Mais, et je le compris à cet instant, pas tant par le fait de désobéir à ses parents -du moins, pas entièrement. Elle avait peur de mourir. S'enfuir cette nuit, même si nous rentrions au matin, signifiait faire un immense pas en avant vers la Moisson, vers le Capitole, et surtout vers l'Arène. Et bien que l'instinct de survie soit présent chez tous les êtres humains, il semblait particulièrement développé chez ma cousine. Ou peut-être n'avait-elle jamais été aussi près de risquer sa vie.

J'avais failli mourir des dizaines de fois, de faim lors de la disette alors que j'avais onze ans, puis en tombant d'un arbre, en me faisant charger par une mère sanglier ou la fois où un ours s'était frotté le dos à l'arbre où j'étais cachée. Emily n'avait pas cette connaissance du danger que j'avais acquise au cours de mes chasses.

Je sentais qu'elle tentait de maîtriser sa voix afin qu'elle ne tremble pas lorsqu'elle me répondit :

- Là tout de suite, pas vraiment.Mais je sais comment arranger ça. Ne t'inquiète pas, je serai là à dix heures vingt, ajouta-t-elle après un coup d'oeil à sa montre.

Je hochai la tête et lui fis un timide sourire d'encouragement. Je lui faisais confiance pour revenir fraîche et sinon rassurée, au moins sereine. Elle se laissait une petite demi-heure. Parfait. Juste le temps dont j'avais besoin pour monter mon arc.

Une fois que ma cousine fut sortie de sa chambre pour aller je ne sais où -et je ne la suivis pas pour le découvrir, elle était grande maintenant-, je m'assis par terre, mon sac à dos entre les genoux. Je ne le prendrais pas cette nuit, il fallait donc que je monte mon arc avant de partir.

Je retirai le double-fond qui protégeait mon arme et sortis le petit sac en toile qui la contenait, puis renversai son contenu sur le tapis de la chambre d'Emily. Les cinq pièces de bois, les deux morceaux de métal et la corde s'éparpillèrent sur le sol. J'entrepris aussitôt de les assembler : d'abord le corps central qui donnait sa rigdité et sa solidité à l'arc, puis les allongements qui lui conféraient sa souplesse, les renforcements de métal qui lui permettaient de supporter la pression de la corde, et enfin la corde elle-même, qui permettait de tirer.

Je ne m'étais pas encombrée de flèches ; je savais qu'Emily en cachait dans la forêt, et mon père aurait eu des soupçons. Nous avions donc mon arc fétiche, maniable et léger, son arc de fortune que nous avions fabriqué ensemble, et une vingtaine de flèches. Ce serait bien assez pour passer la nuit -et peut-être n'aurions-nous même pas besoin de nous en servir. Pas de couvertures, nous nous mettrions à l'abri dans un arbre.

Soudain, j'eus une illumination. Il nous fallait la corde ! Je la détachai du lit, vérifiai sa longueur et soupirai de soulagement : elle était assez longue ! Je fis un noeud autour du pied de lit au milieu de la corde, et jetai le brin par lequel nous descendrions par la fenêtre. L'autre devait nous servir à défaire le noeud en tirant d'un coup sec.